Le terme allemand inselberg signifie littéralement montagne-île. Relief rocheux escarpé, il s’agit en réalité de la part résiduelle d’une plaine ou plateau – l’érosion s’est attaqué au paysage, sans emprise sur les matériaux plus durs de l’inselberg. En résulte une montagne isolée, dominant les alentours. Ces formations particulières se trouvent sur toute la planète, certaines très célèbres comme le Pain de Sucre (Pão de Açúcar en portugais) à Rio de Janeiro près du Corcovado, Uluru en Australie  ou encore Monument Valley aux Etats-Unis.

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En Guyane, les inselbergs sont nombreux, reliefs du bouclier guyanais. Ils surplombent les arbres et offrent des vues à couper le souffle sur la forêt amazonienne. Parmi eux, la savane roche Virginie est l’un des plus accessibles : située sur la route de Saint-Georges, un layon – sentier – y mène après une petite marche d’1h30 entre les arbres.

Le nom savane-roche fait référence aux petits amas de végétation dispersés sur le granit des inselbergs guyanais, la flore caractéristique des milieux soumis à la sécheresse.

Avertissement : le récit qui suit relate deux journées passées à la savane-roche Virginie. L’excursion a été conduite de façon inconsidérée dans des conditions météorologiques dangereuses, exposant notre groupe à des risques qui auraient pu être évités facilement avec une meilleure préparation. Cet article ne vise en aucun cas à conseiller ou aiguiller de potentiels voyageurs mais doit plutôt servir de contre-exemple.

Ne jamais monter à l’assaut d’un inselberg sous la pluie !

Avertissement#2 : le récit – ou pavé – qui suit risque d’amputer vingt minutes de votre temps. Pour l’apprécier comme il se doit, l’auteure vous conseille un verre de Guarana bien frais à siroter entre deux paragraphes. A bons entendeurs…

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Samedi dernier, Morgane, Stéphanie et moi achevons nos sacs aux alentours de 8h du matin. La coloc Chatenay en force ! Sur la liste : hamac, moustiquaire, cape de pluie, couteaux, casquettes, casserole, vêtements de rechange, cordes, bâche, lampe torche, appareil photo et j’en passe. Le rendez-vous a lieu à dix minutes de chez nous : nous sommes 8 (tous métro) à partir en expédition ce week-end. Dans l’ordre : Vincent, philosophe voyageur, sa coloc Miya, une jeune femme délurée arrivée comme moi le 1e mars en Guyane ; Olivier, notre guide/prof d’Histoire du week-end ; Joffrey, un autre prof d’Histoire-Géo (ils sont partout !) ultra extraverti et JC, son coloc de vingt années de plus que nous et qui repart en métropole lundi.

Notre convoi se compose de trois voitures. Cap sur l’inselberg ! La montagne-île est située sur la route de Saint-Georges, peu après Régina. Deux heures de route sont nécessaires pour atteindre le pseudo-parking sur le site. Le layon est à peine visible. Heureusement, un amas de pierres forme une flèche au sol, de façon à indiquer le départ du chemin.

Nous déployons une bâche pour pique-niquer. La pluie finit par être de la partie, nous obligeant à tout ranger en vitesse. Go, go, go ! Empoignant nos sac-à-dos et nos machettes, nous nous enfonçons dans la forêt à la suite d’Olivier.

La layon est étroit et circule entre les arbres. A nouveau, l’étrange sensation de découvrir un nouveau visage de la forêt tropicale. Rien à voir avec le Rorota et sa flore, ni avec le sentier du bagne des Annamites bien plus anarchique ; ici, les arbres sont majoritairement jeunes, fins et peu espacés, cinglés de toute part par des lianes. Quant au sol, il est quadrillé de racines, obligeant à garder les yeux sur ses pieds.

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Guidant notre chemin, des rubans rouges attachés aux troncs à intervalles réguliers. Le layon est peu marqué et il est facile de se perdre… A un moment, nous prenons une mauvaise direction : où est le ruban rouge ? Tout le monde recherche la balise à la Koh-Lanta jusqu’à ce que JC la repère. Sauvés !

Nous croisons quelques criques peu profondes qu’il faut traverser les pieds dans l’eau ou en équilibre sur une branche, des passages boueux – un pas de travers et la chaussure disparaît sous la vase ! – et deux groupes de randonneurs revenant de la savane-roche.

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Et puis, après une montée épuisante et une marche d’1h30, nous atteignons le flanc de l’inselberg. La forêt tropicale s’arrête là, lianes, racines laissant place à la roche grise. La montée s’annonce abrupte…

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Chargés de nos sacs, nous entamons l’ascension de la savane-roche. L’averse a rendu la pierre glissante : ce phénomène s’explique par la présence de cyanobactéries, ou algues bleu-vert, des procaryotes réalisant la photosynthèse, qui ont colonisé le granit.

Un par un, nous empruntons les chemins les moins escarpés, debouts ou plaqués contre la roche, assurant des prises avec nos pieds, nous aidant des mains pour trouver des appuis. L’eau ruisselle des hauteurs, formant des minuscules cascades qui chutent de tous côtés. Je n’ai qu’une crainte : glisser et redescendre le flanc de l’inselberg en véritable luge vivante, tant certains passages glissent comme une patinoire. Finalement, après un bon quart d’heure d’ascension tremblante, nous atteignons le sommet.

La vue est à couper le souffle. La canopée s’étend jusqu’à l’horizon, des troupeaux paresseux de nuages cachant une partie du paysage ; quant à l’inselberg, la roche est parsemée de plants de végétation que je n’ai encore jamais vus, aux feuilles épaisses comme des plantes grasses, ou des broussailles adaptées aux milieux secs, avec quelques bosquets d’arbres isolés.

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L’un d’eux, exploré par Olivier, renferme notre campement. Quelques poutres de bois, des poteaux pour soutenir un toit en bâche, et plusieurs morceaux de cordes abandonnés sur les troncs d’arbres proches. La pluie choisit de repointer le bout de son nez à ce moment et nous montons les bâches en catastrophe, les tirant au maximum avec les cordes. L’averse forcit et les poches d’eau commencent à s’accumuler au-dessus de nos têtes. Régulièrement, nous les délogeons. Il ne faudrait pas que les bâches craquent !

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Le campement achevé, nous n’avons pas la force d’installer les hamacs. Nous emportons de quoi se ressourcer sur les roches, face à la canopée – comprendre : rhum, citron vert et sucre de canne pour des Ti Punch et biscuits apéro. Le soleil se couche sur l’horizon, tranchant sur le noir des nuages. L’obscurité tombe ensuite sur l’inselberg et un engoulevent nous rend visite, perché sur un rocher adjacent. Oiseau crépusculaire et nocturne que j’ai d’abord confondu avec une chauve-souris, il possède un plumage généralement gris-brun et a des pattes courtes qui font qu’il apparaît replié sur lui-même au repos – jadis, on l’appelait d’ailleurs crapaud volant.

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Le dîner est sommaire (pain et pâté, plus quelques bricoles à grignoter). L’averse reprend mais faiblement et nous déployons nos capes. Dommage que le ciel soit couvert car la vue des étoiles depuis le sommet de la savane-roche doit être à tomber ! Une prochaine fois, en saison sèche ?

Nous nous replions finalement au campement pour nous protéger de la pluie battante. L’installation des hamacs est déjantée au possible, nouage des cordes approximatifs, déballage des moustiquaires en s’efforçant de ne pas les faire tomber dans la boue (car oui, le sol du campement est boueux au possible), entre deux échanges de lampes torches. En bons novices, la lampe que nous avons pris à la coloc est inutilisable… les mauvaises piles ont été achetées. Sans commentaire.

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Stéphanie, Joffrey et Olivier vont dormir ; nous restons donc à cinq dans le « salon » – c’est-à-dire dans les hamacs adjacents – à discuter.

Finalement, je me replie dans mon lit. Le début de la nuit, chaotique, n’est qu’un prémice à ce qui s’apprête à suivre. La température passant sous les 20°C, le froid se ressent aussitôt malgré mon pull. Je dors très peu, me réveille souvent. Vers 4h du matin, une bonne partie du groupe est réveillée et JC, très alcoolisé, nous fait tous rire pendant une bonne demi-heure. Je ne parviendrais pas à me rendormir.

A l’approche de l’aurore, le noir liquide qui englobe les alentours se dissipe et je commence à distinguer les formes. A 6h, je m’extirpe du hamac et quitte le campement, enveloppée sous ma cape de pluie.

Je retrouve Vincent qui est déjà là, face à la forêt qui autour de l’inselberg. La pluie s’arrête pour le lever de l’astre et un ciel bleu se déploie en réponse. Du soleil ! Enfin ! En quelques minutes à peine, les nuages ont disparu et la brume se dissipe, nous permettant d’admirer le paysage sous les rayons de lumière. Miracle de la Guyane !

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Vers 7h, nous sommes rejoints par Olivier puis par Joffrey et Stéphanie. Notre guide/prof d’Histoire repère même pour nous une dendrobate.

D’une taille de 40mm, cette minuscule grenouille porte des couleurs éclatantes, de façon à avertir les prédateurs de sa dangerosité. En effet, elle sécrète sur sa peau un alcaloïde, la batrachotoxine, poison dangereux, voire mortel selon les espèces. Certaines tribus indiennes l’utilisent pour enduire leur flèche.

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J’en aperçois ensuite deux autres plus loin qui disparaissent dans les broussailles. Vers 9h, le groupe qui dort encore finit par émerger du sommeil.

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Petit déjeuner au sommet puis la pluie est de retour. Nous remballons les affaires, attendons que le temps se calme pour ranger les bâches. C’est sans compter les caprices de la météo : El Nino aurait-il décidé de nous renverser sur la tête l’équivalent des deux mois de pluie qui auraient dû tombés en avril et mai ?

Finalement, par dépit plus que par volonté, nous replions les bâches. Trempés pour trempés…

C’est donc sous le déluge que nous entamons la descente, au risque de nous rompre les os. Joffrey mène la marche, repérant les endroits les moins glissants. La pente est parfois si abrupte que nous devons nous asseoir sur la roche pour éviter de tomber et avancer par à-coups. J’utilise mon hamac en guise d’appui : le sac accroche bien au granit, et au pire je pourrais toujours m’en servir comme pare-choc en cas de chute inopinée.

Partout, mille cascades prennent naissance, l’eau tourbillonnant dans les rigoles qu’elle a creusées dans la roche. Et la pluie gonfle, forcit, semble avoir atteint son paroxysme.

Le chemin que nous avons pris nous mène tout droit dans une crevasse : pas le choix, nous descendons à tâtons. La remontée s’avère compliquée. Un à un, nous hissons les sacs puis nous entraidons mutuellement pour grimper. Olivier est le premier à glisser violemment, et se coupe la main. Rien de grave ; cependant, la quantité de sang qui s’écoule de la blessure est alarmante. Heureusement, Morgane a amené avec elle une trousse de secours : faites place à l’infirmière ! Nous mesurons le danger que nous avons pris, et celui auquel il faut encore faire face étant donné que nous n’avons pas complètement descendu le flanc de l’inselberg… Une cheville foulée, une jambe cassée et c’est la fin.

Heureusement, nous atteignons tous sans encombre le plancher des singes. Epuisés, trempés mais sains et saufs. Retour dans la forêt. Le sentier s’est transformé en petite rivière : un mélange d’eau et de boue dévale le layon. Au bout d’un moment, j’arrête d’essayer d’éviter les flaques et la vase et patauge ouvertement dans l’eau brune, sans plus d’égard pour mes baskets.

Le feuillage ralentit à peine la chute des gouttes.

Nous marchons en silence, la pluie battante comme seule compagne. De mon côté, j’ai perdu toute notion du temps et me contente d’avancer, indifférente à mon pantalon trempé, aux ruisseaux de pluies qui s’infiltrent sous ma cape, aux floc-floc de mes chaussettes qui nagent désormais dans la boue. Plus de fatigue, plus de faim, plus de soif. Avancer. Simplement.

Nous recroisons les différentes criques que nous avions traversées à l’aller. Cette fois pourtant, la pluie aidant, elles ont enflé de façon si considérable que traverser devient difficile, l’eau nous arrivant parfois jusqu’aux genoux, le courant menaçant de nous faire perdre l’équilibre. Autre réjouissance : les faux passages de terre ou de sable visiblement solides qui engloutissent cependant les chaussures, une fois le pied posé.

Ainsi s’achève le long retour jusqu’aux voitures : pas après pas, pataugeant dans la boue et l’eau, sous l’averse qui bat le feuillage, des trombes liquides dévalant le sentier. Apocalyptique !

Lorsque nous arrivons enfin au parking, je commence à souffrir de la morsure du sac qui pèse dans mon dos et m’en débarrasse proprement dans le coffre, épuisée mais heureuse d’en avoir fini avec la marche.

Deux heures de route plus tard, et un long débat philosophique avec Vincent, nous arrivons à Cayenne dans un état pitoyable. L’excursion s’achève ici !

Un week-end qui restera dans les mémoires ! Toujours est-il que malgré les risques pris, la boue, les conditions météorologiques désastreuses et l’humidité frôlant les 99%, ces deux jours aux allures d’apocalypse… représentent sans aucun doute le meilleur week-end passé en Guyane jusqu’à maintenant, rien que pour les énormes fous rires de la nuit ! Allez comprendre !

Inutile de vous dire que le lendemain, la journée au boulot a été difficile.

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