Attablée au soleil, au chant des oiseaux, attendant avec impatience mes pancakes au miel (une grande première en Éthiopie où l’injera est le petit déjeuner par excellence), je rédige ces lignes sur la communauté d’Awra Amba. Un village, 500 habitants ou presque, une utopie perdue dans les montagnes, retirée du monde. Ici, s’avancer sur ces terres revient à traverser une frontière invisible : vous pénétrez dans un endroit hors du temps dont la renommée a traversé l’Éthiopie et s’est propagée au-delà, en Afrique et ailleurs. Retour sur les évènements.

Attention : long article en prévision !

Prenez le temps d’aller chercher une boisson fraîche pour le déguster (+ quelques pancakes au miel si vous en avez sous la main^^)

Tout a commencé dimanche dernier. Une semaine plus tôt, la nouvelle nous est arrivée de France : une journaliste de Radio France Internationale RFI arrivait pour dix jours en Éthiopie et allait faire plusieurs reportages sur le pays, sur le thème énergies renouvelables et développement durable… dont un sur les projets de latrines écologiques (Ecological Sanitation ECOSAN) de notre association !

C’est donc dimanche qu’elle est arrivée à Debre Tabor avec une traductrice interprète. Nous prêtant volontiers au jeu du reportage, nous accompagnons les deux femmes sur le terrain, leur présentons le projet, la communauté témoignant elle-aussi pour la radio. Une journaliste française dans les maisons des kebeles, voilà un évènement qui ne laisse pas indifférent…

 awra_RFI

RFI au kebele 1 !

Deux heures plus tard, la journaliste et sa traductrice ont pour programme de se rendre à Awra Amba, le village n’étant situé qu’à une trentaine de kilomètres de Debre Tabor. Ni une ni deux, j’ai bien sûr sauté sur l’occasion. Le temps de faire mon sac-à-dos et c’est parti : nous montons ensemble dans un minibus et filons à travers la campagne. Je quitte la ville pour deux jours. En route pour l’aventure !

C’est à 2km du village que nous sommes déposées entre deux montagnes, les champs de maïs et de teff s’étalant à l’infini sous un ciel sans nuage. L’après-midi débute : empoignant nos sacs, nous entamons la légère montée vers le village. Au loin, les premières maisons apparaissent au pied d’une colline grignotée par les acacias.

Une femme de la communauté fait le chemin avec nous et propose même de porter la valise que la journaliste et sa traductrice ont prise pour le voyage.

awra_arrival

Transport de valise… à l’éthiopienne !!

Ici, le calme est total. Nous sommes loin de Debre Tabor et sa foule, pas de doute ! Nous déposons nos affaires à la pension du village. Première stupéfaction : nous avons presque l’impression de passer inaperçues, plus de regards avec insistance, pas de « farenji, farenji » scandé par les enfants, notre couleur de peau n’étonne plus personne. Incroyable ! Et très agréable !

Awra Amba est décidément un village à part. Qualifié à maintes reprises de « socialisme utopique », cet endroit attire en moyenne une dizaine de touristes par jour, qu’ils viennent d’Éthiopie ou ailleurs. On ne compte plus non plus les rapports ou thèses écrits par étudiants, professeurs et chercheurs. Pourquoi ? Il est temps de dresser un portrait de cette communauté dont l’exemple laisse rêveur.

L’histoire commence avec un homme, Zumra Nuru, qui, enfant, s’étonna des inégalités entre hommes et femmes, se basant notamment sur l’exemple de ses parents.

awra_zumra

Zumra Nuru – peinture du musée

Le jour, sa mère et son père travaillent tous deux aux champs ; le soir venant, la journée de travail s’arrête pour son père, mais une autre commence pour sa mère qui doit s’occuper des enfants, du repas et des diverses tâches ménagères. S’insurgeant devant de telles inégalités, il aurait fondé à l’âge de 4 ans quatre des cinq grands principes de la communauté :

1 – Respecter le droit à l’égalité des femmes ;

2 – Respecter le droit des enfants ;

3 – Venir en aide à ceux qui ne peuvent pas travailler – personnes âgées ou malades ;

4 – Éviter les mauvaises actions ou paroles blessantes, telles que le vol, le mensonge, les insultes, le meurtre, les conflits et promouvoir à la place la coopération, la paix, l’amour et les bonnes actions ;

Auxquels s’ajoute le cinquième principe, émis par Zumra à l’âge de dix-huit ans :

5- Accepter chaque être humain comme un frère ou une sœur, qu’importe leur différence.

 awra_village

Le village, implanté entre les montagnes

 Zumra s’est également interrogé sur la religion et ses règles que personne ou presque ne remettait en question. Seul à émettre de tels points de vue et incompris par sa famille et ses proches, il quitte à 13 ans le cocon familial pour voyager dans des conditions très dures à travers le pays et chercher à partager sa vision du monde.

Lorsqu’il rentre finalement chez lui, après une longue quête restée vaine, et se résigne à devenir fermier comme ses parents, c’est à Awra Amba, lieu dit (en amharique, le haut de la colline), qu’il finit par rencontrer des fermiers qui prêtent une oreille attentive à ses idées. Avec eux, il fonde la communauté en 1972 (66 foyers alors).

Appliquant ses principes, la nouvelle communauté tranchait et tranche toujours avec le reste de l’Éthiopie. Plus un seul travail n’est considéré masculin ou féminin, hommes et femmes sont égaux dans toutes les tâches et la distribution des rôles se fait en fonction des capacités de chacun (l’Éthiopie arrive 127e/142 au classement 2014 sur l’égalité des sexes du Forum économique mondial). Aux champs, tout le monde travaille, une femme peut tisser et confectionner des vêtements si elle le désire (tâche réservée aux hommes normalement) mais surtout, l’homme peut cuisiner et s’occuper des enfants, un rôle pourtant uniquement féminin en Éthiopie. Trois tâches échappent à cette règle commune et restent dédiées aux femmes : tomber enceinte, accoucher et allaiter. Vous êtes prévenus ! S’ajoute aussi l’absence totale de pratique de l’excision dans ce grand pays de la corne de l’Afrique où d’après l’UNICEF, 75% des Éthiopiennes seraient encore victimes de cette forme de mutilation (alors que l’excision est condamnée depuis 2005 par la loi).

Autre grande différence avec le reste de la région Amhara, où l’Église éthiopienne orthodoxe imprègne fortement la vie quotidienne : à Awra Amba, pas de religion. Une seule croyance en un grand Créateur, à l’origine du ciel et de la terre, du jour et de la nuit, de l’Homme et la Femme, de l’air, du soleil et de toutes les créatures sur terre. Cependant, ici, ni église, ni rite religieux : croire pour les membres du village, c’est avant tout faire la paix, aider les gens dans le besoin, s’aimer les uns les autres et faire aux autres ce qu’on aimerait qu’on fasse pour soi. S-O-L-I-D-A-R-I-T-E !

 awra_surroundings

Évidemment, de telles idées choquèrent les villages des alentours qui menèrent plusieurs attaques afin de briser la communauté et l’éradiquer. Ce fut une période sombre pour Zumra et ses membres : forcés de fuir, les membres survivants (19 foyers sur 66) descendirent dans le sud de l’Éthiopie en 1988 et vécurent isolés dans la forêt près de cinq longues années. C’est donc en 1993 qu’ils revinrent à Awra Amba mais leurs terres avaient été prises par des fermiers.

Grâce à la pression des médias et des ONG qui les soutiennent, le Woreda (commune) finit par leur céder 17,5 ha. En 2000, des médias éthiopiens s’intéressèrent à leur mode de vie et le diffusèrent en Éthiopie : c’est à partir de cette date que la communauté acquit sa renommée et surtout fut reconnue par le gouvernement et la Région Amhara, sa plus grande victoire.

Les touristes commencèrent à affluer à partir de cette période, éthiopiens comme étrangers. La communauté se scinda alors en deux groupes :

– celle implantée à Awra Amba, rassemblant 494 membres en 2015 Awra Amba Community Farmers and Handicraft Multipurpose Cooperation ;

– celle représentée par tous les visiteurs et individus en Éthiopie ou ailleurs voulant véhiculer les idées de Zumra à travers le monde New Chapter for Behavior Building and Development Multipurpose Association

En plus de ses idées, la communauté d’Awra Amba est un exemple de réussite scolaire : à l’origine créée par 19 fermiers illettrés, elle compte désormais plus de 48 diplômés universitaires !

***

A notre arrivée, nous posons nos bagages à la pension du village (une dizaine de chambres, idéale pour passer la nuit) puis je décide de suivre le reportage que la journaliste veut mener sur la communauté. Elle interroge plusieurs membres – Zumra n’étant pas présent – afin d’en savoir plus sur leur vie quotidienne. Nous apprenons que la communauté est organisée en 13 comités, portant aussi bien sur l’éducation, l’hygiène et la propreté de l’environnement, le soin aux patients, la sécurité que sur l’accueil des visiteurs avec un comité au rôle central de coordination (le Comité de Développement).

Au sein de la famille, les discordes sont résolues lors de conseils réunissant tous les membres du village toutes les deux semaines. La discussion, solution centrale à tous les problèmes ! Chaque membre de la famille (enfants comme adultes) préside ces conseils à tour de rôle. Aussi, les enfants peuvent très bien témoigner des erreurs de leurs parents au conseil général avec les voisins si les discordes persistent.

Concernant le mariage, l’âge minimum est fixé à 19 ans pour les filles et 20 pour les garçons. Pas de mariage forcé donc. Tout rapport sexuel est proscrit avant, une totale fidélité est ensuite attendue. Ni cérémonie, ni grand évènement pour célébrer l’union des couples : il s’agit pour la communauté d’une perte de temps et d’argent. Quant au divorce, il est possible mais doit se justifier de façon précise : par exemple, si l’un des conjoints est atteint d’une maladie grave, si un cas de stérilité est confirmé (…) ou si l’un des deux ne respecte pas les règles de la communauté.

A ce propos, les grands principes de Zumra font office de lois inviolables : en cas de non-respect, le fautif (ou la fautive) est mis en garde et une discussion s’impose. S’il récidive, deux autres discussions possibles ; puis, si son comportement ne change pas, l’individu est mis à part et coupé de toutes relations avec les membres de la communauté, et ce pour un temps déterminé en fonction de la gravité de ses actes. En cas extrême (ce ne serait encore jamais arrivé), l’exil est appliqué.

Lorsque la nuit tombe, et scelle la fin du reportage pour aujourd’hui, nous nous amusons avec les enfants qui se lancent dans des chants et danses sur la place centrale.

Retour à la pension pour la nuit. Le calme règne sur le village. Le ciel est constellé d’étoiles : ici, elles sont plus nombreuses que jamais !

Et nous revoilà au début du chapitre, où après cette première nuit, je me suis assise au soleil à déguster des pancakes au miel. Je prends le temps de lire le récit sur Awra Amba que je me suis procurée hier – Journey to Peace, le document sur la vie de la communauté, rédigé par ses membres eux-mêmes.

Quelques feuilles et un stylo, me voilà en train de préparer cet article, en attente de l’arrivée du guide.

J’ai en effet décidé de consacrer ce matin (un lundi peu routinier décidément) à la visite du village, tandis que la journaliste poursuit son reportage. Un guide pour moi toute seule, il faut en profiter !

 awra_pancakes!!

Article en cours…

Vers 9h, nous nous élançons pour découvrir le village. Mon guide, Asnake, parle un anglais impeccable et nous prenons le temps avant tout de nous arrêter au petit musée de la communauté. Puis balade dans les environs. Awra Amba possède sa propre clinique, son école maternelle, sa bibliothèque. Depuis peu, le gouvernement a ouvert une école qui va des grades 1 à 10 (soit jusqu’au lycée) et accueille aussi bien les enfants du village que ceux des alentours.

Le village est loin d’atteindre son autosuffisance alimentaire, faute de surfaces agricoles. Ici, on cultive le teff et le maïs en majorité ; côté bétail, vaches et moutons. Le reste est acheté à Woreta, la ville la plus proche. Mais la principale activité économique – qui a fait également la renommée du village – est le tissage et la confection d’habits.

La griffe Awra Amba est très connue en Éthiopie ! J’ai pu visiter le bâtiment de tissage où, huit heures par jour, hommes et femmes s’attablent à leurs machines et manipulent pédales, bois de tissage et fils. Une activité terriblement sportive, il ne faut pas croire le contraire !

Plusieurs personnes sont alors attelées à leurs ouvrages. Gestes répétés et précis, clac caractéristique du va-et-vient de la « bobine » de bois… Bien qu’elle soit le premier revenu du la communauté, l’activité de tissage ne rapporte que 4000 birrs par an à chacun des travailleurs (soit 170€ environ), ce qui est très peu. C’est pourquoi les familles travaillent aussi le soir sur leurs propres machines à tisser, pour dégager des revenus privés.

 awra_weaving

Machine à tisser

La communauté applique une règle simple concernant le travail : 8 heures par jour, repos le dimanche, et les bénéfices « publics » sont répartis équitablement entre les tous travailleurs, l’argent leur étant remis une fois par an. Hommes et femmes travaillent aussi hors des heures de travail commun pour leur propre compte. Awra Amba est connue pour l’assiduité exemplaire au travail de ses membres !

Le mardi cependant est la journée solidaire : la communauté travaille normalement, mais l’argent récolté est remis aux membres dans le besoin (personnes âgées en particulier). Il existe une maison des anciens dans le village où habitent ensemble personnes âgées, de la communauté ou venant de l’extérieur. Le comité qui en est responsable s’occupe d’elles chaque jour, veillant à leur bien-être.

Nous finissons la visite par une des maisons de la communauté : chaque famille a sa propre cuisine privée qu’elle a construit elle-même (75% de cendres – 25% de boues). Ultime surprise avec le four qui se révèle être un four économe. Décidément, ce village a vraiment de quoi surprendre ! Construit de façon à conserver la chaleur, le four nécessite peu de bois pour fonctionner, une goutte d’eau dans un contexte de déforestation mais une jolie goutte d’eau quand même.

awra_oven

Autre particularité : une cheminée qui dérive la fumée à l’extérieur. En Éthiopie, le problème d’enfumage des maisons est en effet courant, et avec lui une batterie de soucis de santé pour les femmes qui préparent chaque jour les repas.

Fin de la visite. Je profite des quelques heures qui me restent pour lézarder au soleil et achever de faire le tour du village. Un détour par la colline pour bénéficier d’un joli panorama sur les environs, puis je quitte les deux femmes – le reportage continue ! – et repars seule, sac-à-dos à l’épaule, sous un soleil de plomb.

Le temps d’attraper un minibus sur la route et je remonte vers les hauteurs, de retour à Debre Tabor.

Awra Amba, je reviendrais !