Il est des livres qui vous touchent en pleine âme, jets d’encre fusant à travers le temps jusqu’à infuser dans vos veines. Des livres qui n’étaient qu’une lointaine évocation dans les années précédant votre confrontation directe, quasiment charnelle, avec eux, et qui n’en ont eu que davantage d’impact sur votre être.

Les Mémoires d’Hadrien, écrits par Marguerite Yourcenar en un quart de siècle, constituent l’un de ces livres, où le lecteur reçoit un écho à ses pensées ou émotions.

Sur son lit de mort, l’empereur romain Hadrien (76-138) adresse une lettre au jeune Marc Aurèle, son petit-fils adoptif. Cette lettre devient un prétexte à l’évocation d’une vie consacrée à la paix, l’écoute de l’autre, les voyages dans tout l’empire, l’art, la prise de décisions ardues, et, avant tout, à l’amour. La grande passion de sa vie fut le jeune Antinoüs, avec lequel il partagea quatre années dont le récit illumine ce roman.

Cette passion eut un dénouement fatal: Antinoüs, idéaliste et craignant de perdre l’amour d’Hadrien, décide de prolonger la vie de l’empereur par son suicide dans le Nil, à l’âge de vingt ans. Dans son esprit, il s’agissait également de muer un sentiment amoureux par trop éphémère en une éternité mémorable, avant l’indifférence et le rejet.

Hadrien, via la plume de Marguerite Yourcenar, évoque sa souffrance extrême suite à ce drame. Il fonde une ville en son honneur au bord du fleuve qui l’a emporté, Antinoupolis, et déifie son compagnon disparu. Le culte d’Antinoüs deviendra par la suite la dernière grande religion avant l’éclosion du christianisme.

De nombreuses statues furent sculptées à l’effigie du jeune Grec, et il est fort probable que vous ayez croisé son profil lors de vos pérégrinations, puisqu’il est devenu, grâce au dévouement posthume de l’empereur, un modèle de beauté reproduit par de nombreux artistes du bassin méditerranéen.

Delphi, Museum - Antinous

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Si cette histoire d’un amour lumineux puis tragique m’a touchée par ses accents de vérité, ses cruautés et ses pépites, d’autres trésors parcourent cette œuvre où Hadrien se dévoile en toute sincérité, sans fard ou humilité excessive. Je vais à présent laisser la parole à Hadrien / Yourcenar, selon les différentes thématiques qu’il aborde au cours du roman.

  •  Des hommes

Je ne méprise pas les hommes. Si je le faisais, je n’aurais aucun droit, ni aucune raison, d’essayer de les gouverner. Je les sais vains, ignorants, avides, inquiets, capables de presque tout pour réussir, pour se faire valoir, même à leurs propres yeux, ou tout simplement pour éviter de souffrir. Je le sais : je suis comme eux, du moins par moment, ou j’aurais pu l’être. Entre autrui et moi, les différences que j’aperçois sont trop négligeables pour compter dans l’addition finale. Je m’efforce donc que mon attitude soit aussi éloignée de la froide supériorité du philosophe que l’arrogance du César. Les plus opaques des hommes ne sont pas sans lueurs : cet assassin joue proprement de la flûte ; ce contremaître déchirant à coups de fouet le dos des esclaves est peut-être un bon fils ; cet idiot partagerait avec moi son dernier morceau de pain. Et il y en a peu auxquels on ne puisse apprendre convenablement quelque chose. Notre grande erreur est d’essayer d’obtenir de chacun en particulier les vertus qu’il n’a pas, et de négliger de cultiver celles qu’il possède.

La mémoire de la plupart des hommes est un cimetière abandonné, où gisent sans honneurs des morts qu’ils ont cessé de chérir.

  • De l’art

Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même: mes premières patries ont été les livres.

  • De la place des femmes dans la société romaine (et la nôtre…)

Un homme qui lit, ou qui pense, ou qui calcule, appartient à l’espèce et non au sexe ; dans les meilleurs moments il échappe même à l’humain. Mais mes amantes semblaient se faire gloire de ne penser qu’en femmes: l’esprit, ou l’âme, que je cherchais, n’était encore qu’un parfum.

A noter qu’en regard de ses fabuleuses qualités d’écrivaine, Yourcenar n’était hélas pas féministe pour un sou; bien au contraire, la fameuse misogynie internalisée était fort tenace chez elle. Mon interprétation de ces quelques phrases diffère donc sans doute de son intention: là où elle critique l’apparente superficialité des femmes, j’y lis le joug d’une socialisation néfaste.

Yourcenar est pourtant bien placée pour le savoir, les femmes ont tout autant qu’un autre le potentiel requis pour dépasser leur appartenance à un sexe déterminé! Hélas, ce n’est pas la route qu’elle a choisi d’emprunter, et il me revient d’admirer son style tout en gardant à l’esprit ses idées problématiques.

  • De la nécessité de procréer

Je n’ai pas d’enfants, et ne le regrette pas. Certes, aux heures de lassitude et de faiblesse où l’on se renie soi-même, je me suis parfois reproché de n’avoir pas pris la peine d’engendrer un fils, qui m’eût continué. Mais ce regret si vain repose sur deux hypothèses également douteuses: celle qu’un fils nécessairement nous prolonge, et celle que cet étrange amas de bien et de mal, cette masse de particularités infimes et bizarres qui constitue une personne, mérite d’être prolongé.

Avant de vous laisser sur les derniers mots fictifs d’Hadrien, un petit point sur Marguerite Yourcenar s’impose sans doute. Née en Belgique en 1903, elle reçut une éducation classique fortifiée par les voyages que son père entreprit en France, Suisse ou Italie. Passionné d’Histoire Antique, il lui apprend le latin et le grec, ce qui lui permit, lors de la préparation des Mémoires, de s’appuyer sur tous les ouvrages existants consacrés à l’empereur.

Petit aparté: si je l’avais eue comme professeure de latin pendant ces six années de collège et lycée, nul doute que j’en aurais gardé des souvenirs plus riches et nombreux que le seul Milon de Crotone au bras enchâssé dans son tronc (http://www.louvre.fr/oeuvre-notices/milon-de-crotone-0).

Première femme élue à l’Académie française en 1980 (car elle en partageait les idéaux patriarcaux), Marguerite vécut des décennies durant dans le Maine avec Grace Frick, sa compagne et traductrice américaine. Ce fut sur l’île des Monts Déserts, en une maison qu’elle baptisa Petite Plaisance, que ses plus grands chefs d’œuvre furent composés, dont les Mémoires d’Hadrien.

Elle prête à l’empereur la phrase suivante, complétant son épitaphe réelle:

Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts…