Nous prenons la route de bonne heure, poursuivant notre périple vers l’est du pays. Le paysage est toujours aussi sec : cactus et acacias s’entremêlent, tranchant sur une terre brune qui vire à l’ocre. Au loin, les montagnes couvrent l’horizon. Nous serons bientôt hors de la vallée du rift.

Nous croisons de nombreux petits villages où huttes rondes Afar traditionnelles se mêlent aux godjos, les maisons de bois typiques de la campagne éthiopienne. Ici, les Afar vendent le charbon de bois aux passants – une activité génératrice de revenu, certes, mais condamnable également dans une région si sévèrement touchée par la déforestation.

Comme partout, les gens marchent. Les femmes portent des vêtements aux couleurs chatoyantes ; plus loin, des enfants chantent dans une charrette tirée par un âne.

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Le bétail est omniprésent : des moutons, des chèvres, de beaux zébus attachés à une corde près des maisons. Un groupe d’hommes assis autour d’un feu discute, gardant un œil sur les dromadaires.

Les jeunes filles ont des parures magnifiques, des colliers de perles multicolores – signe qu’elles sont célibataires.

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La route entame une légère ascension et nous nous arrachons au paysage désertique pour entrer au creux des montagnes.

Tout de suite, vallée et monts recouverts de végétation défilent sous nos yeux. Des champs de t’chat, consommé sans modération ici, s’étendent à perte de vue, installés à flanc de montagne en habiles terrasses, gardés par de petits godjos.

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Nous faisons une halte à Meditchew, un village Oromo débordant d’activité. Ce matin, c’est le grand marché : on y vend légumes, fruits et bétail mais surtout, le t’chat. A peine descendus dans les rues que les gens se pressent autour de nous.

Nous nous retrouvons entourés par une foule colorée. Des femmes pour la plupart, vendant leur précieux sac de feuilles fraîches, qui nous hèlent en souriant, nous parlent, s’étonnent de m’entendre m’exprimer en amharique.

Les mains se tendent et nous touchent les bras et les cheveux. Farenjo, farenjo ! comme ils disent ici.

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Lorsque nous reprenons la route, la pluie nous rattrape. La route serpente dans des paysages familiers de montagnes, de villages de torchis et de terrasses, étonnement vert pour cette époque de l’année. Pour un peu, je me croirais de retour en région Amhara, exception faite du t’chat qui est décidément la monoculture de la région. Chaque matin, on récolte les jeunes feuilles aux propriétés euphorisantes pour les vendre aussitôt : c’est un vrai business !

Traversée d’un village…

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Aperçu de La vieille ligne de train Addis-Djibouti

Un chargement part également quotidiennement en avion pour Djibouti. Quand l’Eglise éthiopienne orthodoxe condamne la consommation des feuilles de t’chat, ici pas de restriction, il est d’ailleurs coutume de mâcher du t’chat chaque jour, hommes, femmes comme enfants. Mule nous assure même qu’à Harar, parfois, le t’chat est proposé aux invités comme le café l’est en région Amhara, ainsi que le veut la tradition !

Après plus de cinq heures de route, nous atteignons Harar sous la pluie.

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Harar… Voilà une ville qui en surprendra plus d’un ! Bâtie au XIIIe siècle, Harar est désormais un centre de culture islamique figé dans le temps. Combinaison de différentes cultures, éthiopiennes comme étrangères (Egypte et Italie principalement), on la dit quatrième ville sainte de l’islam. C’est aussi un carrefour commercial, célèbre pour son excellent café – le meilleur du pays d’après les Harari !

La ville a longtemps été jalousement fermée aux étrangers. Le premier à y pénétrer, déguisé, est un anglais du nom de Richard Burton en 1854 ; le second en 1878, un certain français du nom de Arthur Rimbaud…

Harar peut être divisée en deux : son cœur de cité fortifiée, aux allures de labyrinthe de venelles et ruelles pavées ; et la nouvelle ville, hors des remparts, faite de grandes artères, de magasins et d’espaces verts.

Harar a été classée en 2006 au Patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco.

***

La voiture roule au pas. Sur le bord de la route, des ruisseaux d’eau brune dévalent les pentes ; la pluie s’écrase sur le pare-brise avec fureur. Des hommes poussent le bétail, les femmes portent de longues capes, cheveux voilés. Il y a des taxis, les mêmes que ceux d’Addis, ces petits Peugeot bleues, qui se circulent avec les voitures et la foule.

La périphérie traversée, nous nous engageons sur une grande avenue bordée de palmiers et arbres fleuris, ouvrant sur d’imposants bâtiments.

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Et puis, une fois sortis des artères principales, les ruelles avec leur habituel et joyeux désordre : un marché, des étals à même le sol, le klaxon des bajajs qui se faufilent entre les gouttes de pluie, une foule colorée qui arpente les pavés.

Nous rejoignons notre hôtel pour y passer la nuit. Demain : à la découverte de la cité fortifiée !

***

C’est face à la porte du Shoa que nous retrouvons Selam, notre guide. Née ici, elle connaît la ville comme sa poche et parle un bon français. Dans les rues, elle connaît tout le monde ou presque !

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Dans les rues

La cité fortifiée, d’une superficie ne dépassant pas 1 km², est un dédale de ruelles et de maisons peintes à la chaux, aux murs de couleurs pastel. On y compte 350 venelles, 82 mosquées et plusieurs centaines de petits sanctuaires… Adera m’avait prévenue : « Don’t enter without one local person… or you will never go out! ».

Force est de constater que la vieille ville est un vrai labyrinthe ! Nous pénétrons dans une cour intérieure. Derrière les murs, un petit havre de paix. Les portes des maisons en bois gravées, les arbres et fleurs habilement entretenus, la gentillesse des gens qui nous font visiter les lieux… Les Harari sont réputés pour être l’un des peuples les plus accueillants d’Ethiopie.

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Artisanat harari

Les remparts sont percés de cinq portes. A l’époque, toutes fermaient la nuit, le crépuscule passé, et étaient rouvertes le matin. Elles correspondent à cinq ethnies qui entraient et sortaient de la ville par la porte qui leur était dédiée.

Il y a donc la porte du Shoa, face à laquelle est installé le marché chrétien ; la porte de Buda – la « porte des sorciers » – en référence aux forgerons de l’époque qui savaient manier le feu ; la porte Sanga, la porte Fallana et la porte d’Erer.

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Dans les rues, beaucoup de chats, de chèvres. Dans les maisons, face aux étals, sur une paillasse à même le pavé, tout le monde « broute » le t’chat. Les feuilles euphorisantes sont mâchées, roulées en boule derrière la joue ; sur le sol, les tiges abandonnées sont légions.

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Tafari Makonnen at age 18, INALCO photo anonyme

Nous gagnons le premier monument de la ville : l’ancienne demeure du Ras Tafari Haile Selassie, dernier roi d’Ethiopie (1930-1974) avant l’avènement du Derg. A l’époque, il était gouverneur d’Harar et son palais, à l’architecture au style indien, est admirablement bien conservé et a été reconverti en musée.

Plus loin, second monument : la maison Rimbaud, grande bâtisse de bois à étages, qui rend hommage au célèbre poète (mais au sein de laquelle il n’a jamais vécu).

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C’est à 26 ans qu’il est arrivé à Harar, en 1880, après avoir renoncé à l’écriture pour se consacrer à l’exploration et aux voyages. Il y vivra onze ans avant d’être frappé par la syphilis. Rapatrié en France pour être soigné, il prépare son retour en Ethiopie… quand le mal finit par l’emporter à l’âge de 37 ans.

Charleville-Mézières, la ville française au sein de laquelle a grandi Rimbaud, a tissé une coopération décentralisée avec Harar depuis plusieurs années.

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Maison Rimbaud

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Nous vadrouillons ensuite dans les venelles. On y vend de tout : sous les toits, un dédale de passages bordés d’étals proposant épices, fruits et légumes, céréales. Dans un autre quartier, les forgerons s’activent ; plus loin encore, les tailleurs et leurs machines à coudre.

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Le ciel se couvre de façon inquiétante lorsque nous gagnons le marché musulman. Ici, on trouve des vêtements principalement et une multitude de petites boucheries. Finalement, la pluie s’abat sur nous. Course folle dans les venelles pour gagner la maison de la tante de Selam, abri providentiel. L’orage gronde. Nous profitons de cette pause pour en apprendre davantage sur la culture éthiopienne musulmane.

Retour dans les rues. Des ruisseaux dévalent les venelles pavées, Harar se remet tout juste de la tempête. Nous faisons arrêt devant un étal où un fruit inconnu au bataillon attire mon attention.

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Il s’agit d’un cœur de bœuf ou cachiman, issu de l’arbre fruitier du même nom. Il tient son nom de son aspect : de forme oblong, rappelant un cœur. A l’intérieur, le cœur de bœuf est de couleur beige, un peu fibreux, et a un goût sucré, évoquant – tout est relatif – légèrement le litchi.

Nous retournons du côté de la porte du Shoa, point de départ du labyrinthe que forme la cité fortifiée. Il y a toujours autant d’animation : le marché chrétien prend place au pied des remparts. On y vend fruits et légumes, t’chat, arachides roulées dans de petits sacs plastiques.

Nous nous enfonçons dans le dédale du marché. Sous des bâches, mille petits étals. Des vêtements, des céréales, des épices.

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On y vend aussi le fameux café d’Harar, réputé pour être le meilleur du pays. Selam nous entraine dans la fabrique de la ville, où l’odeur des grains moulus se répand dans les rues.

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Une dernière averse et le soir tombant disperse les derniers badauds. Il fait nuit noire : nous quittons l’hôtel, lumières à la main. Direction : le sud de la ville, hors des remparts.

La pluie a transformé le sol en boue et la voiture se fraye péniblement un passage le long du chemin qui descend dans la campagne.

Enfin, nous atteignons une petite plaine où un homme, seul, est assis dans le noir, à la frontière des hautes herbes, de grands paniers d’osier posés à ses pieds. Elles sont là, leurs yeux brillant dans les ténèbres. Les hyènes d’Harar.

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Chaque soir, depuis toujours ou presque, le même rituel : le repas des hyènes. En effet, la ville a pris le parti de nourrir quotidiennement les charognards de façon à les « apprivoiser » et ainsi prévenir toute attaque.

Devenues inoffensives, les hyènes ont même eu le privilège d’entrer dans la ville… La nuit, lorsque les cinq portes de la cité fermaient autrefois, des ouvertures ont été pratiquées dans les remparts afin qu’elles viennent dévorer les ordures. Le recyclage de l’époque !

Autre tradition harari : le jour de l’an musulman, leur est servi l’aja, un ragoût d’avoine à la viande. Si les hyènes y touchent et finissent le plat, la nouvelle année sera bonne !

Aujourd’hui, le repas des hyènes est devenu une activité pour impressionner le visiteur. Elles sont une vingtaine, à graviter autour des paniers d’osiers, dans la lumière des phares. Farouches, très peu osent s’approcher pour attraper le morceau de viande qui leur est tendu. On nous propose de les nourrir à la main : Jean-Claude et moi nous y essayons, non sans appréhension.

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L’hyène tachetée se rencontre en Afrique subsaharienne, dans les savanes et les steppes. Dotée d’une fourrure couleur sable, piquetée de noir, elle ne mesure pas plus d’un mètre au garrot. Les particularités de l’hyène : un arrière-train bas, qui lui permet d’assurer ses prises face à un agresseur, un ricanement caractéristique et une vision nocturne très développée. On la croit charognard mais c’est également un prédateur redoutable et intelligent, y compris pour l’Homme. A noter qu’une meute d’hyènes est menée par une femelle dominante !

Le lendemain, nous quittons Harar à 8h. La ville est pleine d’animations. Dans les rues la foule colorée se presse, les places des marchés sont noirs de monde, bajajs et minibus circulent dans tous les sens.

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Déjà, petit-déjeuner passé, la ville entière mâche le t’chat. C’est un véritable coupe-faim : à Harar, on se satisfait d’un, voire deux repas par jour. T’chat oblige.

Nous retrouvons la campagne, les portes de la ville passées. Sur la route, le lac Alemaya attire notre attention. Autrefois vaste, il s’est considérablement réduit.

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Sur ses berges, de nombreux oiseaux : nous nous approchons à pied, apercevons des ibis. Plus loin, des flamants roses chassent le bec dans l’eau, sous l’agréable soleil du matin.

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La route se poursuit, se glisse entre les monts et nous entamons une longue descente de 1200m, zigzaguant entre les à-pics, les arbres et le t’chat cultivé en terrasses. Au creux des montagnes, le paysage est plus sec, les rivières ont leur lit à nu. Les acacias aux feuilles mangées par les chèvres cachent de petits villages de torchis et de pierres. La terre est de couleur ocre et les cactus pullulent.

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Le paysage parcouru est plus désertique que jamais. Et puis, à l’approche de Dire Dawa, de grands panneaux publicitaires sortent de terre. Une gigantesque usine de ciment a été jetée là, entre cactus et acacias. Des femmes aux tenues colorées longent l’enceinte de l’industrie, indifférentes, guidant des ânes, le dos courbé par de lourds jerricans remplis d’eau.

Dire Dawa, deuxième plus grande ville d’Ethiopie, a été créée par les français à l’époque des débuts du train ralliant Addis Abeba (500 km plus loin) à Djibouti, la frontière séparée de 150km de Dire Dawa. La ville a tous les atours des cités européennes.

A ses débuts, elle était gérée par la compagnie impériale du chemin de fer franco-éthiopien. Aujourd’hui, Dire Dawa est une ville fédérale, hors de la région Oromo, empreinte respectivement des cultures française, italienne, britannique, indienne.

Nous traversons les grandes artères et gagnons la grande place. Une ancienne locomotive trône au pied d’un grand bâtiment : la gare « Chemin de fer djibouto-éthiopien ».

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Nous contournons l’édifice, gagnons les rails proches. Dans un ancien wagon qui transportait autrefois des sacs de céréales, une jeune éthiopienne nous hèle :

– Bonjour, vous parlez français ?

Son accent est impeccable. Fille de cheminots, elle a travaillé à la gare et œuvre maintenant comme guide. Elle tient son français de l’Alliance Française, qui disperse cours et culture à Dire Dawa. Etonnant d’entendre parler français ici ! Nous entamons la visite.

La gare et le site ferroviaire sont toujours en usage (300 travailleurs, ils étaient 2000 autrefois). Aujourd’hui, deux trains de voyageurs s’élancent par semaine, pour rallier Djibouti – par choix politique, les derniers wagons de marchandise ont été arrêtés en 2005.

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A l’ombre des sycomores, les hommes travaillent le fer à souder dans le hangar. Plus loin, de vieux essieux s’alignent tandis que des grivets d’Ethiopie, ces singes au pelage beige, courent le long des grilles et des wagons. Retour dans le passé.

C’est en 1984, sous le règne de l’empereur Ménélik, que la péripétie du rail commence. En effet, la Compagnie impériale des chemins de fer éthiopiens se lance dans un incroyable défi : rallier Addis, la capitale du pays, aux rives de la Mer Rouge.

Trois ans plus tard, en 1987, les travaux débutent à Djibouti. En 1992, les rails atteignent Dire Dawa. Le projet étant colossal, les français décident d’apporter un soutien financier à la compagnie. De nombreux obstacles plus tard – blocage du chantier par Ménélik, opposition des tribus somali – le premier train s’élance… Il aura fallu vingt ans !

A l’époque, il fallait compter deux jours entiers pour parcourir les 785 km de Djibouti à Addis, à travers 34 gares.

L’ancienne ligne abandonnée sera peut-être un jour remise à neuf… Qui sait ? Pour l’instant, l’Ethiopie a fait appel à une compagnie privée chinoise pour construire une nouvelle ligne. En 2009, année éthiopienne, elle sera ouverte : à nouveau, les trains pourront circuler comme avant.

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Ancien wagon de transport… des dromadaires

Retour dans les rues, bordées de grands flamboyants. Dire Dawa est une ville verte, faite de grandes places et artères.

Nous flânons du côté du marché d’Ashoa – sable en amharique. Il tient bien son nom : face aux enceintes de la ville, marchands et étals se sont déployés sur une mer de sable.

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Plus loin, dans les rues, badauds, vendeurs et dromadaires circulent parmi les bajajs et les voitures. De minces corridors recouverts de bâches partent de tous côtés.

On y vend des vêtements : nous nous engageons dans l’un des passages, où des petites boutiques se succèdent, les unes sur les autres.

Le marché s’étend aussi au nord. Fruits et légumes, épices, et le fameux t’chat bien sûr. Nous nous arrêtons face à une femme assise à même le sol, face à un sac de feuilles fraiches.

Ses mains et se bras sont couverts d’ornements au henné. Magnifique !

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La pluie finit par tomber sur la ville et nous trouvons refuge dans un café. A l’approche de la nuit, nous profitons d’une dernière soirée ensemble. Demain : retour sur Addis ! Huit heures de route nous attendent pour regagner d’une traite la capitale.

La fin d’une belle excursion. L’est… un nouveau visage de l’Ethiopie !

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